CHARLOTTE CORDAY

 

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CORDAY d'ARMONT Marie-Anne-Charlotte de, dite

CORDAY Charlotte,

(1768 – 1793) 

 

 

De nombreux textes décrivent le personnage et la vie de Charlotte Corday. Nous vous proposons de connaître les données spécifiques à son enfance au Menil Imbert.

La carte des lieux fréquentés (extrait de la carte du livre de Xavier Rousseau) permet de situer son lieu de naissance et de constater le rôle central de la maison de ses grands parents parternels ainsi que la constitution du réseau "routier" de l'époque.

Sa biographie peut être résumée comme suit :

"Marie-Anne-Charlotte de CORDAY d'ARMONT est née le 27 juillet 1768 à la ferme du Ronceray des Lignerits, aujourd'hui commune des Champeaux près de Vimoutiers.

Son enfance s'écoula en grande partie au Menil Imbert, aujourd'hui commune du Renouard.

La famille CORDAY d'ARMONT s'installe à Caen alors que Marie (sa famille l'appelle ainsi) a neuf ans.

A quatorze ans, elle perd sa mère et entre avec sa sœur Eléonore à l'abbaye bénédictine de la Trinité, où elle passe cinq ans. Années décisives.

Passionnée par les œuvres de l'Abbé RAYNAL et celles de Jean-Jacques ROUSSEAU, elle y puise un amour ardent de la liberté. Son esprit rêve d'une société plus juste et plus humaine, d'une République pure et dure. Animée d'un vif attachement pour les idées révolutionnaires, elle admire avec ferveur les Girondins. Néanmoins, Charlotte CORDAY frémit d'indignation et d'horreur à la mort du roi Louis XVI.

Elle voit ses amis monter à l'échafaud, sa famille émigrer. Désormais, elle est animée d'une haine implacable, à l'égard de celui qu'elle considère comme le maître de l'anarchie : Jean-Paul MARAT. Il incarne à ses yeux l'image du tyran.

Jean-Paul MARAT, qui prend une part décisive à la chute des Girondins le 12 avril 1793, lui apparaît comme l'obstacle à supprimer pour sauver la Nation. Charlotte décide de l'assassiner et le tue d'un coup de couteau le 13 juillet 1793, alors qu'il se trouve dans sa baignoire.

Condamnée à mort le 17 juillet 1793, elle est guillotinée le même jour".

« L’origine de l'héroïsme pourrait provenir des opinions de certains philosophes qui enseignaient que les âmes des grands hommes s'élevaient souvent jusqu'aux étoiles et étaient introduites parmi les dieux immortels. D'après ces légendes, les anciens héros habitaient un climat pur et serein, situé au-dessus de la lune. »Dictionnaire classique, 1788.

Xavier Rousseau : Les de Corday au Pays d'Argentan

MARIE-ANNE-CHARLOTTE AU MESNIL-IMBERT

Car la petite d'Armont, tous les ans, passait le mois de septembre dans sa famille. Ces quatre semaines, elle les partageait entre Vicques, où son oncle était curé depuis 1777, et Cauvigny d'où elle rayonnait vers Les Bois, Le Ronceray, vers Glatigny tout proche où une chambre lui était réservée. Lorsqu'elle se sera fixée chez sa tante de Bretteville, Charlotte reviendra souvent au Mesnil-Imbert et dans les villages d'alentour, et sa présence y est si souvent constatée à tous les moments de son existence qu'on pourrait la croire ininterrompue.

Longtemps avant Vatel, mais aussi avec bien moins d'application, de la Sicotière était déjà venu péleriner aux lieux de l'enfance de Charlotte, et quêter les souvenirs la touchant. La récolte fut maigre. « A Glatigny, du reste, comme à Ronceray, écrit-il, personne n'a vu Charlotte Corday, personne ne peut, aujourd'hui, donner des détails sur sa vie, son caractère, ses habitudes. » C'est seulement en rentrant qu'il cueillera quelques détails :

« A peu de distance de Trun, je m'arrêtai, près de la route, à une vieille maison de campagne, appartenant .jadis aux Maures et qu'on nomme Le Bisson. C'est une de ces gentilhommières si communes en Normandie. Meurtrières rondes et fenêtres à croix de pierre, qui peut-être ont vu la Ligue ; écusson sur la façade principale, avec la date 1695 ; vieux arbres, fossés profonds, grands jardins, écuries plus belles que la maison. Un perron à rampe de fer occupe le devant et s'étend sous les fenêtres du salon. Quelques vieillards se rappellent avoir vu Charlotte jouant avec d'autres enfants sur le balcon. Du salon on surveillait leurs jeux. Elle était là, vêtue d'une simple robe de toile rouge, les épaules et les bras nus, ses longs cheveux flottants. On dit dans le pays qu'elle ne les peigna qu'à quatorze ans ; peigner veut dire sans doute relever ou friser, (1)

Sérieuse et pensive, elle se mêlait peu aux jeux de ses petites camarades, ou plutôt elle ne s'y mêlait que par boutades, avec l'emportement bruyant et les allures impérieuses d'un garçon, pour se retirer bientôt à l'écart. A la campagne, son plaisir était de réunir des bandes de petits enfants et de les commander. D'autres fois, elle les rassemblait à l'intérieur d'un colombier pour les haranguer ou leur faire l'école. En quittant cette maison, cette rampe, ce perron, témoins de ses jeux enfantins, je me retournai plusieurs fois. Il me semblait l'entrevoir, au travers du feuillage, pensive sur le perron en ruines ; l'écho de ses cris joyeux m'arrivait à travers tant d'années. Illusion et chimère, sans doute, mais, de ce moment, la pensée de Charlotte Corday ne me quitta plus ; elle me tint compagnie jusqu'à la fin du voyage ».(2)

(1) Marie Gilette, de Caen, dit aussi : « Elle ne s'occupait pas beaucoup de sa toilette «. Mme de Maromme assure - qu'elle ne cherchait ni à plaire ni à briller ».

(2) De la Sicotière, « Mosaïque de l'Ouest et du Centre », 1846-1847, p. 136. Cet historien décrit et fait dessiner, sous le nom de Glatigny, le château de Corday ou Cauvigny. Dans « L'Orne archéologique et pittoresque », 1845 p. 178, 11 avait donné à peu près le même texte, mais les Maures étaient les Maurey et le Bisson se trouvait transformé en le Mesnil. De telles variations chez un écrivain scrupuleux sont assez étonnantes.

On trouve bien sur Louvières une terre nommée le Buisson ayant appartenu aux Maurey, dont une fille Françoise avait épousé en 1775 Pierre-J.-B.-A. de Corday de Glatigny (br. de Glatigny X), cousin de Charlotte. Là subsiste une beuverie sans aucun caractère, mais que dans la région on dit avoir été une chapelle ; une pièce d'eau semi-circulaire baigne la base.

Le Mesnil serait plutôt le Mesnil-Girard, sur Trun, autre­fois le Mesnil-Guérard, demi-fief de chevalier, appartenant en 1555 à Charles de Larrey, époux de Christine de Corday (s. br. de Glatigny III 3). On y voit, le long de l'ancien chemin de Trun à Vimoutiers, un curieux logis Louis XIII et l'ancienne chapelle de style XVI°. Ces constructions dépendaient dit-on d'un château détruit, on ne sait quand, et d'où l'on a retiré un contrefeu présentant un chevron avec trois fleurs de lis, deux en chef, une en pointe. Les herbages se nomment le Jardin, le Fruitier, le Parterre... ; une pièce de terre des environs s'apelle la Haie au Maure et l'on dit au Mesnil-Girard que Charlotte Corday est souvent venue ici. Mais le cadastre de 1828 ne figure déjà plus — est-ce oubli ?— ce château que de la Sicotière dit avoir vu en 1845.

CHARLOTTE VUE PAR SES CONTEMPORAINS L'AMIE DES HUMBLES

Vatel, qui recherche la trace et le souvenir de Charlotte, même dans les localités où elle ne fit que passer, n'aura garde de négliger le champ d'investigations qu'est ce coin du pays d'Auge. En effet, il y accourt en 1860, car on lui a signalé comme encore vivants plusieurs de ses parents, de ses petites amies d'enfance, d'anciens serviteurs du logis de Corday, des voisins qui l'ont fré­quentée ou rencontrée ; des personnes plus jeunes en ont seulement entendu parler par leurs aînés. Avec soin, Vatel recherchera les uns et les autres, il entendra et recueillera leurs déclarations, et des centaines de pages écrites en hâte s'ajouteront à ses dossiers. C'est là, semble-t-il, qu'il fit sa meilleure moisson relativement à Charlotte et pour nous, qui n'entendons pas sortir des limites du pays d'Argentan, cette source d'informations est infiniment précieuse, (1)

II nous paraissait séduisant, il eût été commode pour le lecteur de fondre dans un portrait de Mlle d'Armont les mille détails et anecdotes colligés par Vatel. Mais un tel travail de condensation présente le grave inconvénient de faire perdre à tant de témoignages divers leur parfum de spontanéité, de vérité, de pittoresque. Aussi ceux de ces témoignages que nous citerons — pris au hasard dans les cartons si bourrés de Versailles — les livrerons-nous dans la forme même où ils furent enregistrés.

C'était une jeune fille sérieuse, même lorsqu'elle était enfant, déclare Trolley, de Guéprey, né en 1767 ; elle n'habitait pas le logis de ses parents (Cauvigny), elle s'était établie dans un petit colombier à côté, elle passait ses journées à montrer à lire à des enfants. (2) Elle était jolie, négligée dans les vêtements, c'est-à-dire ne prenant pas attention à sa toilette. Ses cheveux étaient extrêmement abondants et comme crépus ou ondes. »

Hardy était né en 1785, près de Cauvigny, à Garnetot, ses parents tenaient là une ferme où « Mlle de Corday s'arrêtait toutes les fois qu'elle revenait soit d'Argentan, soit de Vicques où son oncle était curé. Elle y venait encore du château du Mesnil-Imbert (Cauvigny) avec sa tante qu'on appelait Mlle de Cauvigny. Mlle de Corday était blonde, le teint frais et de grande taille (3) , elle aimait à jouer avec moi, elle me faisait courir et me prenait sur ses bras et m'embrassait » (4).

Pierre-Jean Labbé, né au Renouard le 15 janvier 1770, avait à peu près l'âge de Charlotte : « J'ai bien connu Mlle de Corday dans ma jeunesse, de vue s'entend, car je ne lui ai jamais parlé. J'étais du Renouard ; je la voyais venir à la messe au Mesnil-Imbert. Lorsqu'elle frappa ce mauvais coquin, j'étais à l'armée ; tout le monde en a été réjoui. Mes camarades qui savaient que j'étais du pays de Mlle de Corday me faisaient mille questions sur elle. Ils disaient tous : Elle a bien fait, c'était un scélérat, un homme comme ça c'est pire qu'un ennemi ! Et puis ils voulaient toujours que je leur en raconte sur elle, mais je ne pouvais dire plus que je n'en sais. J'ai bien connu aussi Mlle de Cauvigny (la tante Marguerite), je suis allé à son inhumation. Les Corday étaient de braves gens, comme toute la noblesse du Renouard, jamais ils n'ont fait de peine à leurs vas­saux. »

« Je suis née à La Cambe (réunie à Montreuil), en mars 1774, rapporte Louise Pesnel, mais mes parents demeuraient à l'Hôtellerie-Faroult. Je travaillais chez un nommé Després, tailleur d'habits, qui habitait aussi l'Hôtellerie. C'est comme cela que j'ai connu M. d'Armont. Il avait une ferme aux Lignerits qu'on appelait le Ronceray ; le Taillis était un platis (terre labourée ou mise en herbe) qui en dépendait. Il résidait au Mesnil-Imbert au château de Cauvigny ; il passait donc bien souvent à l'Hôtellerie, lui et ses demoiselles. Je n'ai jamais connu sa femme, il faut croire-qu'elle était morte quand j'étais encore enfant..., c'étaient des gens qui étaient bons aux pauvres, ils n'avaient pourtant pas une grande fortune. Je voyais M. d'Armont venir chez le boulanger de l'Hôtellerie, il lui commandait de donner du pain aux malheureux, et plus tard il réglait avec lui. M. d'Armont était assez grand et avait une figure allongée, pâle. Sa fille aînée (ce n'est pas Marie-Charlotte-Jacqueline, morte en 1774, mais bien Marie-Anne-Charlotte) lui ressemblait ; la plus jeune (Eléonore) était petite et hottue... Mme de Corday du Renouard, qui vit encore, était très bonne aux pauvres ; M. Jules, Mlle Augustine, voilà encore de bonnes personnes. Mlle-Augustine est morte il y a quelques années...

Je pouvais avoir quinze ou seize ans quand j'ai connu Mlle Charlotte, elle demeurait au logis de Corday. Elle était de gentille hauteur, bien faite, d'une figure allongée et pâlotte, elle était blonde..., de ma couleur. Elle était souvent coëffée avec une coëffe ronde et un ruban autour de la tête. Ses cheveux plats ou tressés tombaient en aval sur son dos ; elle était poudrée, mais peu, parce qu'elle était bien blonde. Ses jupons étaient en indienne, garnis au bas, couleur grisarde ; je lui ai connu une amazone de drap blanchâtre, garnie autour ; elle avait aussi des jupons à grandes rayures. Je ne me remets pas d'avoir travaillé pour elle, hormis que j'ai ravaudé ses bardes ; elle était de bonne humeur, affable, habile à coudre, à broder, adroite à faire toutes choses qu'on apprenait dans les couvents. Je ne l'ai jamais vue dessiner ; elle savait faire le point de France.

«Elle venait à l'église du Mesnil-Imbert tous les dimanches avec son oncle. Je ne l'ai jamais vue communier. Me voyant chez M. Després, elle m'avait prise en amitié, elle me tutoyait et me faisait venir au Mesnil-Imbert. Là j'ai connu son grand-père et sa grand'mère, M. et Mme de Cauvigny, qui étaient des gens déjà bien anciens avant la Révolution. J'ai connu M. de Cauvigny, leur aîné, il est allé s'établir à Laigle où il est mort (inexact), je ne sais s'il était marié. J'ai connu aussi M. l'abbé de Corday, qui était d'abord curé de Vicques et qui est devenu plus tard curé de Coulibœuf, c'était aussi un parfait bon homme. »

« J'étais infirme de naissance, nous apprend Rose Lenormand, née en 1779, à Montpinçon, Mlle de Corday d'Armont me fit venir à la ferme des Bois, et m'apprit à faire de la dentelle au métier. Sa sœur était hottue. J'ai très bien connu aussi son père, c'était un bon seigneur ; M. d'Armont nous disait des contes de Barbe-Bleue. Il faut vous dire que nous étions plusieurs petites filles que Mlle de Corday réunissait dans le fournil, pour nous apprendre à travailler. Il y avait Hélène Launay, Julie Lévêque, Marion Lemaître, une petite muette..., enfin nous étions six des familles les moins aisées ou qui ne pouvions travailler aux champs. Mlle d'Ermont nous donnait beaucoup, du pain, des friandises, des images... Elle était bien bonne pour les petites filles qu'elle avait chez elle. Sa servante (ce n'était pas Fanchon Margeot, attachée aux Cauvigny, mais la propre domestique de M. d'Armont, aux Bois) n'était pas si bonne, elle nous donnait des coups de houssine. Aussi quand Mlle d'Ermont s'en allait, nous étions bien fâchées... La dernière fois qu'elle vint elle nous commandit une dentelle en soie, mais elle périt avant que notre ouvrage fût au bout , ce fut sa tante, Mlle de Cauvigny (Marguerite, s. br. de Launay, III 5^ qui nous dit de la finir et nous l'a payée. »

Julie Béquet, née. en 1776 au Mesnil-Imbert, où elle demeurait encore quand Vatel l'interrogea en 1860, dit : « Mlle d'Ermont était une belle demoiselle, bien faite et ayant une belle tenue, elle se tenait bien droite, elle était colorée de figure ; je ne me remets pas bien la couleur de ses cheveux, il me semble qu'ils étaient bruns, (5) Je l'ai vue à l'église bien des fois, elle se mettait tantôt avec sa tante dans le haut, tantôt dans le bas près de la porte. Elle a péri après la mort du roi ; c'est bien dommage de l'avoir menée à l'échafaud, elle ne le méritait pas. Je me rappelle la chanson qui fut faite sur elle à son décès, elle était longue et commençait ainsi :

" Bravo, Marat n'est plus et son règne est passé".

A la fin, Mlle d'Ermont était censée parler au peuple :

" Pour vous, que la mort est douce, ô Français! "

Le refrain était :

" Chérissons la valeur et le nom de Corday".

II y avait un nommé Leroy qui savait la chanson tout entière, mais il est mort en 1810 ou 1811 à Alençon.

Mme Letresche, sœur de Leroy, maire du Renouard, née en 1780, dépose ainsi : « J'ai bien connu Mlle d'Ermont, je lui ai parlé bien souvent, elle venait chez mes parents et j'était contente quand je la voyais arriver.

— Pourquoi ?

— Parce qu'elle était bien riante et belle personne. Elle était grande, blanche de visage, elle portait ses cheveux amont son dos comme une Madeleine. Je ne me souviens pas de leur couleur... Vous savez, dans ce temps-là il y avait de la poudre ! Je crois qu'elle était brune. Je me rappelle qu'elle portait un chapeau rond de couleur noire et à haute forme, comme celui d'un homme, (6)

« Un jour, j'étais auprès de la cheminée, elle entra avec sa tante, Mlle Marguerite de Cauvigny ; elle me prit dans ses bras et m'embrassa, elle avait les joues bié douces... Plus tard lorsqu'on lui coupa la tête, cela me faisait un effet de penser qu'elle m'avait embrassée... il me semblait toujours sentir sa figure contre la mienne. »

Les témoignages de seconde main n'apportent pas de modifications notables à l'ensemble du portrait.

Duroy, cultivateur, fils de Julie Lévêque, écrit le 38 avril 1865 : « Ma mère habitait le Mesnil-Imbert, elle m'a conté qu'elle avait connu beaucoup Charlotte de Corday ; ses parents demeuraient près d'elle, et elle lui apprenait à faire de la dentelle. Elle aimait beaucoup les enfants, elle se plaisait à les faire courir en descendant les vallées voisines, et à donner une image à celle qui arrivait la première au but. »

Générique Leroy, fermière aux Parcs-Creviers, sur Le Renouard, rapporte ce qu'elle tient de son père qui « était au service de M. de Corday de Glatigny ; il m'a parié bien souvent de Mlle d'Armont qu'il avait parfaitement connue, et qu'il voyait venir souvent au château de Glatigny. Il me disait que c'était une belle demoiselle, ayant une belle prestance et surtout de bonnes manières.(7) Elle était châtaine et avait un signe (marque» tache) sous l'œil. Mlle d'Armont était très aimable à tout le monde, elle était gaie, riante. Ses parents n'étaient pas fortunés, mais ils étaient élevés en honneur, ils figuraient avec les autres seigneurs du pays d'égalité en naissance et en instruction ; ils avaient de quoi vivre simplement. La ferme des Bois pouvait valoir de revenu 1.200 livres. Ils avaient de plus des biens près des Champeaux (le Ronceray) et pouvaient avoir 3.000 livres de revenu en tout. »

M. Leroy, maire du Renouard, demeurant au Mesnil-Imbert où il était né, écrivait le 2 octobre 1862 à Vatel : « Je n'ai pas connu Mlle de Corday, mais ma sœur aînée, Mme Letresche, l'a vue et lui a parlé. Je ne sais que ce que j'ai appris par elle et par ouï dire. Beaucoup de personnes viennent de très loin visiter le logis de Corday et la ferme des Bois où elle a demeuré. Toute sa famille, c'est-à-dire la branche d'Armont, est aujourd'hui éteinte ; leurs tombeaux sont autour de l'église du Mesnil-Imbert.

Dans cette église il y a un banc qu'on appelle de banc de Mlle de Corday, parce que les anciens du pays l'y ont vue et rapportent qu'elle avait l'habitude de s'y placer. Ce banc est à l'entrée, à gauche de la grande porte. Etienne Leroy, mon père, m'a rapporté qu'au moment de s'éloigner elle dit à quelques personnes et notamment à lui-même : « Vous ne me verrez pas de longtemps, je vais partir pour un grand voyage ».

Tous ces détails vous seront bien mieux donnés par Delange qui a été longtemps régisseur du logis de Corday. Outre qu'il a connu M. Alexis de Corday, le frère aîné de Charlotte, son épouse et leur fils M. Léon de Corday, il a de plus été en rapport pendant de longues années avec Fanchon Margeot, qui avait été la servante de Charlotte et de ses parents au château de Cauvigny.Delange demeure maintenant à Prettreville, près Lisieux. »

Mme Moustier, fermière au logis de Corday (Cauvigny), gémit de l'importunité des visiteurs et des interviewers : « II vient du monde de partout, ces personnes veulent absolument savoir quelque chose d'elle. On nous fait mille questions. Nous ne savons pourquoi on nous demande toujours si elle n'a pas tenu la petite école (école primaire) ; c'est une histoire, elle n'a jamais été maîtresse d'école. Nous ne savons rien par nous-mêmes, mais la mère Marjotte en a parlé bien des fois : c'était une vieille domestique de la famille, qui a servi Mme de Corday (la grand'mère de Cauvigny, III), plus de cinquante ans. On lui avait laissé une petite rente, et elle demeurait dans le fournil où elle est morte. Elle était bien attachée à Mlle d'Ermont et nous disait que c'était une demoiselle qui aimait bien la joie et le plaisir, elle chantait souvent, elle était enjouée. Elle n'était pas née au Mesnilbert (Mesnil-Imbert), elle était des Lignerits, malheureusement.

— Et pourquoi ? demande Vatel. — Parce que si elle était née ici, nous n'aurions pas perdu notre église, il y aurait encore un prêtre ici.

— Comment Mlle de Corday vous aurait-elle fait accorder un desservant ?

— A cause de son nom. »

Charlotte-Aimée et Augustine de Corday (br. de Glatigny, X, 1 et 3), s'accordaient pour déclarer à Mlle de Chancel que Charlotte, leur cousine, qu'elles avaient « bien connue, était une très belle femme d'environ 1 m. 67 de hauteur ; sa figure était ronde et un peu pâle, ses cheveux étaient blonds, ses yeux bleus, ses lèvres grosses, sa bouche bien garnie. Cependant ses traits étaient réguliers, sa physionomie vive, intelligente, très agréable. La jeune fille était réfléchie, rêveuse, mais très aimable et fort simple. »

Quoique n'ayant pas non plus l'attrait de souvenirs vécus, les renseignements fournis en 1866 par un cousin de Charlotte, trop jeune pour l'avoir connue, Frédéric de Corday du Renouard (s. br. du Renouard, I. 4), capitaine-adjudant-major de cavalerie retraité, ne sont pourtant pas dénués d'intérêt. Dans la famille on parlait assez de Mlle d'Armont pour garder sa mémoire avec des aperçus qui échappaient à ces simples campagnards.

« Ce que je sais sur Charlotte Corday, dit-il, je le tiens de mes sœurs qui avaient été ses compagnes : ce sont des contemporaines, des camarades qui parlent, ce qu'elles disent doit donc être bien vrai. Je les interrogeais souvent sur Charlotte. Je leur disais : Vous l'avez connue, comment était-elle ? Qu'en savez vous ? J'en ai aussi entendu parler par son frère (Jacques François Alexis), et par l'abbé de Corday, curé de Vicques, son oncle. Dès son enfance, Charlotte faisait voir ce qu'elle serait, une femme à caractère ; elle avait beaucoup d'esprit, mais surtout un esprit remarquable par son indépendance. Elle se faisait des opinions à elle, et elle les soutenait avec une supériorité de diction qui étonnait ; elle répondait autrement que les autres pensionnaires. Même dans les leçons de catéchisme, elle tenait tête aux prêtres, elle ne se rendait pas aux dogmes de l'Eglise, elle ne se laissait pas convaincre, elle résistait, elle avait ses convictions, et elle les défendait, même contre son curé, son confesseur ; elle les aurait soutenues tout aussi bien contre son évêque. Cela n'empêchait pas qu'elle allât à confesse et qu'elle fit ses Pâques régulièrement comme tout le monde. Seulement elle avait plus d'indépendance et de force de raisonnement que les autres jeunes filles de son âge. L’abbesse, elle-même, était effrayée. « Charlotte de Corday avait le feu sacré de l'indépendance, ses idées étaient arrêtées et absolues. Elle ne faisait que ce qu'elle voulait. On ne pouvait pas la contrarier, c'était inutile ; elle n'avait jamais de doutes, jamais d'incertitude. Son parti une fois pris, elle n'admettait plus de contradiction. Son oncle, le pauvre abbé de Corday, m'en a parlé dans les mêmes termes, comme d'une personne qui ne se souciait pas d'avoir tort, qui avait un caractère ferme, un caractère d'homme.

« Elle avait en outre un esprit assez railleur, assez moqueur ; ses camarades, sa sœur, la petite bossue, la craignaient un peu à cause de cela. Elle les dominait, elle se sentait appelée à être quelque chose. Elle était suscep­tible de sentiments nobles et élevés, de beaux mouvements.« Avec l'énergie dont elle était douée (elle le dit elle-même : je n'ai jamais manqué d'énergie), elle s'imposait et n'en faisait jamais qu'à sa tête. Quoique dans la famille les femmes soient toutes énergiques, il n'y en avait pas qui eussent un caractère aussi décidé, aussi capable. Si elle eût commandé un régiment, elle l'eût bien mené, cela se devine.

« On a débité une foule de fables sur les intentions qu'elle a eues en tuant Marat.(8) Elle n'a jamais eu d'inclinations ; non, elle pensait trop en grand pour s'occuper d'un simple mortel, elle avait des idées bien trop élevées pour se laisser guider par un pareil mobile. Elle détestait tous les crimes d'alors. Elle s'est dit : II y a là un monstre, il faut que j'en délivre mon pays. C'était sa religion, chacun a la sienne. Elle a choisi Marat, et je crois que son choix n'était pas mauvais, car dans ces temps de massacres, de buveurs de sang, de brigands, c'était bien le plus exécrable de tous. Telle est son histoire.

« Mes sœurs m'ont dit qu'elle était plutôt belle femme que jolie ; elle avait un air distingué, des traits beaux, nobles, elle était grande et bien faite, mais elle n'avait pas ce qu'on appelle une jolie figure. Elle dessinait, c'est un goût bien naturel, mais dans cette famille-là ils avaient tous des dispositions, du talent. » On relève dans la lettre de Frédéric du Renouard un ton presque sévère qui contraste singulièrement avec les appréciations admiratives, enthousiastes, des paysans. Cette rigueur s'explique : la famille de Charlotte était par tradition profondément religieuse, et l'idée qu'un de ses membres eût pu commettre un meurtre, même politique, était évoquée chez elle avec une gêne bien naturelle. Frédéric de Corday déclare même nettement qu'il doute de l'orthodoxie de sa cousine. Est-ce par souci de désolidariser les Corday du geste criminel de leur parente ?(9).

La question des sentiments réels de Charlotte, au point de vue de la religion, a d'ailleurs été l'objet de controverses. Le lecteur l'éclairera lui-même avec les documents que nous avons recueillis en toute impartialité.

En 1788. Charlotte a vingt ans, les religieuses à qui elle inspire certes une vive sympathie, l'ont gardée au couvent. Elle leur rend d'ailleurs maints services, car elle est habile en affaires comme tous les Corday ; on la charge en effet des démarches en ville, des commandes, des correspondances. Et cette liberté relative est pour la jeune fille l'occasion de se mêler au monde et de se tenir au courant des événements extérieurs dont les moins captivants ne sont certes pas la politique... Caen accueille avec enthousiasme les projets de réformes et donne même dans la Révolution.

Les réformes vont leur train rapide.

Une loi du 13 février 1790 avait ordonné la fermeture des monastères, mais c'est seulement en mars 1791 que fut évacuée l'Abbaye aux Dames.

Déjà Charlotte l'avait quittée pour rejoindre son père à la ferme des Bois.

(1) Les personnes que Vatel visita à Caen en 1862, et notamment Marie Gilette, fournissent des renseignements concordant avec ceux que nous citerons.

(2) II est à remarquer que Lamartine est seul à la montrer sarclant le jardin, fanant le pré, glanant les gerbes et cueillant les pommes.

(3) Le passeport qui lui fut délivré à Caen le 23 avril 1793 pour lui permettre de se rendre à Argentan, contient ce signalement : « taille cinq pieds un pouce (1 m, 65), cheveux et sourds châtains, front élevé, nez lorge, bouche moyenne, menton rond, fourchu, visage oval ».

Chauveau-Lagarde note « sa stature assez forte, ses longs cheveux négligemment jetés sur ses épaules, ses yeux ombragés de grandes paupières ». — « Voix faible, quoique assurée et agréable », suivant le Journal de Perlet.

Voici comment Casimir Perrier, arrangeant les souvenirs de sa parente, Mme de Maromme, amie de Charlotte, dépeint cette dernière : « Mlle d'Armont (dont Mme de Bretteville avait remonté la garde-robe) devint une tout autre personne, malgré le peu de soin qu'elle donna toujours à sa toilette. Elle était d'une blancheur éblouissante et de la plus éclatante fraîcheur. Son teint avait la transparence du lait, l'incarnat de la rosé et le velouté de la pêche. Le tissu de la peau était d'une rare finesse ; on voyait circuler le sang sous un pétale de lis. Elle rougissait avec une facilité extrême et devenait alors vraiement ravissante. Ses yeux, légèrement voilés, étaient bien fendus et très beaux ; son menton, un peu proéminent, ne nuisait pas à un ensemble charmant et plein de distinction. L'expression de ce beau visage était d'une douceur ineffable, ainsi que le son de sa voix. Jamais on n'entendit un organe plus harmonieux, plus enchanteur ; jamais on ne vit un regard plus angélique et plus pur, un sourire plus attrayant. Ses cheveux châtain clair s'accordaient parfaitement avec son visage ; enfin c'était une femme superbe. » (Revue des Deux-Mondes, avril 1862).

(4) « Sérieuse », dit Trolley ; « aimant à jouer », suivant Hardy ; « goûtant la joie et le plaisir », d'après Mme. Moustier. Il faut bien convenir que Charlotte, naturellement gaie, comprit bien son malheur quand mourut sa mère ; que son séjour à l'abbaye mûrit son caractère, et que la gravité des temps lui donna des préoccupations sérieuses, sans lui retirer rien de son amabilité. — II est à noter qu'elle se prénommait Marie-Anne-Charlotte, qu'elle signait Marie de Corday et que ses contemporains l'appellaient Mlle d'Armont, ou plutôt d'Ermont — par une déformation conforme au patois local. C'est le Tribunal révolutionnaire qui travestit son nom en Charlotte Corday ; et par la suite ses familiers et ses parents adoptèrent cette désignation.

(5) Généralement on la dit blonde. Il est à supposer que la teinte exacte était châtain clair, comme le dit d'ailleurs Mme de Maromme ; mais dans nos campagnes, on est peu versé dans ces subtilités, et il est démontré que Charlotte se poudrait, selon la mode.

(6) C'est ce chapeau qu'elle portait quand elle se présenta chez Marat. L'une de nos illustrations la montre avec cette coiffure.

(7) Mme de Saint-Léonard, petite-fille de Mme de Gautier des Authieux, écrivait en 1861 : « Mlle de Corday se tenait mal, la tête penchée sur sa poitrine, ce qui la faisait regarder en-dessous, mon père lui disait sans cesse : Ma cousine, votre menton s'attachera à votre poitrine, montrez donc vos yeux, ils sont assez beaux pour cela. » Mme de Maromme confirme ces renseignements.

(8) On sait ce à quoi fait allusion Frédéric de Corday : Charlotte aurait vengé la mort d'un fiancé ; cette interprétation a été accueillie avec faveur par toute une littérature. La thèse est maintenant abandonnée.

Mme de Cosnard, de Valognes, fille de Mme Gautier de Villiers, écrivait à Vatel le 10 déc. 1861, que « lorsqu'on plaisantait Mlle de Corday sur la question de mariage, elle répondait gaiement qu'elle ne se marierait jamais, parce que aucun homme n'était fait pour être son maître ».

Mme de Maromme n'est pas moins catégorique, et dans son récit elle revient à deux fois sur la question : « l'attesté que nul ne peut se vanter de lui avoir plu, d'avoir pris une place quelconque dans son cœur... Sa liaison avec Barbaroux et ses collègues fut toute politique..... Jamais, me disait-elle quel­quefois, je ne renoncerai à ma chère liberté ; jamais vous n'aurez, sur l'adresse de vos lettres, à me donner le titre de madame..... Charlotte était bien supérieure aux faiblesses humaines, et son poignard eût dédaigne de venger une injure personnelle, une infortune vulgaire... Son cœur héroïque n'était susceptible que d'un seul amour, le plus noble de tous, auquel elle a tout sacrifié, l'amour de la patrie..... Arracher son pays à la tyrannie d'un scélérat, arrêter l'effusion de sang, imposer un silence éternel à cette voix frénétique qui demandait cent mille têtes, tel fut le vrai, le seul motif qui fit une Judith de cette créature modeste et timide dont la vie, jusqu'à ce terrible jour, avait été paisible, innocente et cachée. Voilà ce qui mit en elle cette mâle énergie qui ne l'abandonna pas un seul instant et qu'elle porta sur l'échafaud. »

(9) Ce n'est pas seulement la famille qui s'affligea du crime commis par Charlotte. « Madame l'Abbesse (de Belzunce) blâmait hautement cette action et disait qu'elle était affreuse et condamnable ; qu'elle blessait toutes les lois divines et humaines ; que, quels que tussent les crimes dont l'homme en question se rendait chaque jour coupable, personne au monde n'avait le droit de lui enlever une vie qu'il tenait de Dieu et que Dieu, ou la justice qui le représente, pouvaient seuls la lui ôter. »

Les Souvenirs de J.-B. Renée sur la Révolution à Caen, 1789-1793. (Normannia, janvier-mars, 1934)

 

J.SHEARING ; Charlotte Corday, Jean-Paul Marat, Jean-Adam Lux

Les deux petites filles (Charlotte et sa soeur Jacqueline-Eléonor) grandissaient dans cette solitude, ne connaissant que leur famille, les domestiques, et les laboureurs qui travaillaient autour d'eux.

M. de Corday de Cauvigny adorait ses petits-enfants qui étaient également gâtés et dorlotés par Marjotte (Fanchon Marjot), la fidèle servante du château. Aussi les petites filles, qui n'avaient aucune compagne de leur âge, ni aucune distraction, en vinrent à préférer la vie chez leur grand-père, au Mesnil-Imbert ou à Glatigny, à celle, gênée et calme, de la Ferme des Bois.

M. de Corday d'Armont souffrait de sa position de troisième fils, du système qui l'obligeait à vivre en gentilhomme avec les revenus d'un fermier ; les instincts dont il avait hérité étaient en lutte avec sa condition. Il devait travailler dur, menant parfois lui-même la charrue et, bien qu'il prétendît que l'agriculture était le métier le plus honorable, il s'irritait de ne pouvoir soutenir son rang comme il l'eût souhaité. Sa tristesse et son mécontentement assombrissaient le foyer et troublaient la gaieté de ses filles.

... Un vent de mécontentement soufflait en France. Quelques livres et pamphlets, qui se faisaient l'écho (les griefs des intellectuels, trouvèrent le chemin de l'Orne et pénétrèrent clans la bibliothèque du Mesnil­Itnbert, à côté des oeuvres de Corneille et de Plutarque. M. de Corday lut le Contrat social de J.-J. Rousseau, l'Histoire des deux Indes de l'abbé Raynal; il y réfléchit longuement et son désappointement s'en accrut.

La vie qui rongeait le père plaisait aux filles ; elle pouvait paraître monotone aux habitants de la ville, mais pour ces enfants solitaires, élevées à la campagne, elle était pleine d'intérêt et même d'agitation. Elles remarquaient bien nettement les quatre saisons : le bourgeonnement du printemps, la floraison de l'été, le fruit de l'automne et le repos de l'hiver ; vivant près de la terre, tout le processus de la végétation leur était familier. Elles voyaient semer le grain qui deviendrait leur nourriture; pour elles, le pain n'était pas une chose qu'on achetait chez le boulanger; elles regardaient moudre le blé et pétrir la pâte; elles assistaient à la formation des pains et à leur cuisson dans le grand fournil. Elles cueillaient les fruits qui paraissaient à leur frugal repas sur de la vaisselle en poterie normande; elles aidaient leur mère et la servante à faire le beurre et le fromage, à écrémer le lait et à le mettre dans de grandes jattes. Elles se promenaient librement sur leurs terres quand les aubépines blanchissaient les haies et embaumaient l'air; elles revenaient clans les charrettès tirées par de gros chevaux normands qui rentraient le foin ou la moisson. Leurs jouets étaient les marrons qui tombaient en glissant à travers les feuilles des vieux arbres du Mesnil-Imbert, les glands que l'on trouvait sous les chênes de la grande avenue, les fragments de branches tordus qu'il fallait ramasser après une nuit de tempête, les laiches que l'on trouvait autour de l'étang du manoir.

Les hivers étaient longs. Quand il neigeait, les enfants aidaient les domestiques à débarrasser la route qui menait de Glatigny au Mesnil-Imbert; quand le froid était intense, elles faisaient clos glissades sur l'étang gelé, jouaient à la balle dans le jardin dégarni ou cherchaient des haies rouges dans les haies. Il se présentait d'autres jours où il n'y avait ni neige, ni glace, ni tempête, nais seulement un temps gris, de la pluie, du vent sans arrêt et où, pendant dos semaines, l'on ne voyait pas le bleu du ciel ni le moindre rayon de soleil, où seuls se faisaient entendre sans répit le bruit de l'eau tombant des branches goutte à goutte, le sifflement du vent dans la cheminée et le battement de la pluie contre les petites fenêtres de la maison.

Les petites filles ne restaient pas inactives pendant ce temps morose où les matinées étaient sombres et les soirées courtes ; sous la direction de leur mère, elles apprenaient à coudre, à retenir dans leur mémoire les prières du Psautier, les Heures Saintes, les perles du chapelet. Elles apprenaient d'elle la ferveur d'une foi simple. Elle leur enseignait les manières distinguées et l'art d'être une ménagère, ainsi que l'Histoire de France et en particutier celle de la Normandie et les exploits de la Maison de Corday dont un de ses membres servit comme capitaine sous Robert Guiscard, en Sicile, et un autre comme officier à la Maison du duc de Bourgogne.

Mme de Corday d'Arinont connaissait toutes les légendes de Normandie et, assise près du grand feu d'hiver qui pétillait dans l'énorme cheminée, elle les racontait en les mêlant à l'histoire de la Vierge et des saints.

Les lampes et les chandelles ne brûlaient jamais très longtemps ; il fallait économiser l'huile et le suif. Dans leurs chambres froides, mais abritées de la pluie et du vent, les petites filles pouvaient rêver pendant des heures entre les draps solides et propres, sous les couvre-lits tissés à la main.

L’ainée des petites filles devint robuste et belle à mesure qu'elle grandissait. Nourrie sainement, habituée aux rigueurs de la pauvreté, elle témoignait par ses beaux membres et ses traits fins de sa race. Elle avait de l'entrain et préférait la société de ses frères quand ils venaient en vacances. Elle aimait suivre les paysans quand ils travaillaient aux champs ou dans les vergers; elle allait les bras nus, le cou découvert, vêtue simplement d'une robe de toile rouge, ses cheveux blonds, épais et brillants, tombant librement sur le dos. Cependant, elle n'était ni brusque ni grossière ; elle avait un air distingué, des manières réservées et, bien qu'elle aimât beaucoup la vie active de la campagne, bien qu'elle eût de l'esprit et un fond de rire et de gaieté, elle aimait aussi la solitude pour méditer toute seule, à midi, à l'ombre d'un arbre solitaire; elle aimait s'asseoir près de l'étang pour regarder les nuages dont l'image se reflétait dans l'eau, ou bien elle se cachait dans un coin bien isolé du grenier ou de la grange.

Outre la nature, bien des choses pouvaient entretenir ses rêves. Un bureau, qui avait servi à Pierre Corneille, était un des trésors du manoir du Mesnil-Imbert et, avant qu'elle ne fût capable de lire les antiques histoires dans lesquelles il avait puisé ses sujets, elle les avait apprises de la bouche de ses parents. Les noms de Rome et de Sparte lui étaient aussi familiers que ceux de Calvados et d'Orne ; les héros et les hauts faits de l'antiquité s'entremêlaient aux incidents de sa vie quotidienne jusqu'à former une seule impression ineffaçable. Son expérience était celle d'une enfant solitaire, imaginative ; ses rêves nourris de contes et colorés d'enthousiasmes, favorisés par le silence, se fondaient avec la routine familière de son existence matérielle jusqu'à ce que vérité et fantaisie se confondissent pour produire une impression ineffaçable. L'odeur du pain qui cuisait dans les grands fours, le parfum un peu écmurant de l'aubépine en fleur, l'arome des fruits murs lors de la cueillette des pommes, l'odeur des feuilles mortes qu'on brûle, celle de l'étable et des seaux de lait frais, toutes ces sensations se mêlaient clans son esprit, sans la moindre idée d'inconvenance, aux tournures martiales des nobles Romains, aux silhouettes sévères des héros spartiates.

Contrairement à ce qu'il arrive souvent, son éducation n'éclipsa pas ces premiers rêves et n'estompa pas ces premières tendances. Son oncle, l'abbé Charles-Amédée de Corday, qui était curé de Vicques, dans le Calvados, en fut chargé lorsqu'elle devint trop grande pour que sa mère s'en occupât et il développa l'esprit et le coeur de l'enfant selon les lignes qu'elle s'était déjà tracées elle-même. Il lui apprit à lire les beaux vers de Pierre Corneille et l'encouragea à admirer ces vertus antiques louées par le grand poète et que déjà, instinctivement, elle chérissait. Le prêtre ne trouvait nullement étrange de lui inculquer une acceptation passionnée des modèles d'héroïsme païens en même temps qu'une simple acceptation de la chrétienté. Il était riche, avait des principes élevés, faisait largement la charité et, par son indépendance et son élévation de caractère, il ressemblait à son élève. Il habitait la maison attachée à la chapelle de Saint-Roch et souvent sa voiture, attelée de deux chevaux, allait chercher son élève. Dans la digne austérité de son bureau sur les murs duquel un crucifix voisinait avec des exemplaires de classiques aux reliures (le veau usagées, il instillait, dans l'esprit réceptif de l'enfant ardente, la noblesse de conduite, le dédain de la peur, la grandeur d'âme, le sacrifice de soi-même et la ferveur exaltée. Ces idéaux lui allaient comme un gant; elle possédait entièrement cette ardeur de généreux enthousiasme pour la gloire, assez fréquente chez les jeunes, et qui, au lieu d'être nourrie, est souvent étouffée et même détruite par le contact avec le monde. Mais Mlle de Corday d'Armont n'avait personne qui pût troubler sa passion ingénue pour le sublime et l'héroïsme...

L'enfant commença de penser qu'elle était destinée à quelque grand sacrifice, à quelque splendide abnégation, à quelque redoutable service envers un idéal. Elle méditait longuement sur l'héroïsme comme d'autres méditaient sur l'amour ; elle sentait en elle la fierté, le courage, la force nécessaire à l'accomplissement d'une action d'éclat. Les tragédies de Corneille seyaient si bien à son humeur qu'elle s'écriait : « Je suis de la race des Emilie et des Cinna ! »

Intellectuellement, elle s'épanouissait avec une grande rapidité ; ses idées se formèrent lot et quand elle avait pris une décision personne ne pouvait l'influencer. L'indépendance normande défendait le mysticisme normand avec une énergie masculine et une éloquence remarquable. De bonne heure, elle montra cette ironie vive, ce sens aigu de l'humour que l'on trouve souvent unis à la sainteté. De fait, le nom de Mlle de Corday d'Armont fut bien fût associé à la sainteté, car on disait en parlant d'elle « la sainte personne ». La lecture de Corneille et de Plutarque, les rêves d'héroïsme de son jeune âge ne l'empêchaient pas d'être gaie et disciplinée.

En 1782, quand Marie-Anne-Charlotte eut quatorze ans, son enfance, qui n'avait pas été dénuée de plaisir et de gaieté, et qui avait joui d'une saine liberté dans un beau décor, prit fin... On abandonna la vie du Mesnil-lmbert et la ferme des Bois pour aller habiter Caen.

Imagerie de l'héroïne

 

"Assassinat de Marat (13 Juillet 1793)"

tableau par Jean Joseph Weertz

"Charlotte Corday", triptyque peint par Jacques François Camille Clère

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